Russia and the Western Far Right
Anton Shekhovtsov
Routledge, Londres et New York, 2018, 262 p.
A review by Galia Ackerman
Anton Shekhovtsov est un politologue ukrainien spécialisé dans l’étude des mouvances d’extrême droite en Europe et, en particulier, de leurs liens avec la Russie. Son dernier livre affiche en couverture une photo de Marine Le Pen et de Vladimir Poutine se serrant la main avec un grand sourire. D’entrée de jeu, on comprend qu’une entente cordiale règne entre le Kremlin et le Front national (ainsi qu’une multitude d’autres partis européens d’extrême droite).
Une telle proximité, détaillée tout au long de cet essai stimulant dont on espère qu’il sera rapidement traduit en français, s’explique par un ensemble de considérations aussi bien domestiques qu’internationales. Pour résumer, l’extrême droite européenne comme le régime poutinien visent, en se liant, à remodeler à leur avantage un environnement hostile.
La connexion ne date pas de l’arrivée de l’ancien agent du FSB au pouvoir, en 2000. Mais, au départ, son régime, quoique déjà corrompu et autoritaire, entretient des rapports plutôt corrects avec la communauté internationale et ne se préoccupe guère des forces extrémistes actives dans les pays occidentaux. En revanche, à partir de 2003, Poutine se sent menacé par les révolutions dites « de couleur » qui surviennent en Géorgie, puis en Ukraine et au Kirghizstan. Ces protestations de rue se soldent, chaque fois, par le renversement des régimes corrompus en place dans les pays en question. À Moscou, on est persuadé que derrière ces mouvements populaires se trouve l’ennemi historique, les États-Unis, déterminés à déstabiliser le voisinage immédiat de la Russie et, de cette façon, à contribuer, un jour, au renversement du régime russe. Ces idées paranoïaques contribuent, explique Shekhovtsov, à l’ouverture graduelle des élites moscovites en direction des politiciens européens d’extrême droite, connus pour leur détestation de Washington. Ceux-ci, de leur côté, essayaient depuis longtemps déjà de courtiser le Kremlin qui incarne à leurs yeux une alternative crédible à l’atlantisme, réel ou supposé, des élites européennes. On le voit : l’anti-américanisme que les deux parties ont en partage constitue un premier facteur de rapprochement.
Pour Moscou, les extrémistes de droite du Vieux Continent présentent, en outre, un attrait supplémentaire : en accourant pour jouer les observateurs lors des consultations électorales russes, y compris les plus décriées comme le fameux « référendum » sur le rattachement organisé en 2014 en Crimée, ils confèrent à ces parodies de vote une légitimité fort utile. Les médias officiels russes ne manquent jamais d’interviewer longuement ces « responsables politiques européens » si élogieux à l’égard de Poutine — sans spécifier, naturellement, qu’il s’agit de marginaux dans leurs pays respectifs.
L’idylle se renforce au cours des années. Les dirigeants russes ne peuvent que s’en féliciter : l’extrême droite européenne est aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’a jamais été dans la période de l’après-guerre, si bien qu’elle représente une véritable menace pour les démocraties libérales européennes. Une menace d’autant plus sérieuse que le régime de Poutine constitue pour elle, désormais, une source d’inspiration ouvertement revendiquée. Ses leaders vantent la Russie comme un modèle sociétal anti-libéral et anti-occidental dont les grands principes devraient être appliqués partout en Europe: la chrétienté, l’ordre, les valeurs familiales, le rejet des migrants, la lutte implacable contre tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’islamisme, le soutien accordé aux régimes autoritaires, l’opposition à l’homosexualité, etc. Et comme la Russie est un grand pays et une puissance militaire de premier ordre, l’alliance avec ses élites donne à l’extrême droite européenne un bon argument pour se présenter aux yeux de son opinion publique comme une véritable force sociale « alternative ».
Shekhovtsov connaît parfaitement son sujet. Après avoir rappelé qu’une partie de l’extrême droite d’Europe de l’Ouest était « pro-Moscou » dès la guerre froide, par pure haine de Washington, il décrit la fascination que des hommes politiques russes, au premier rang desquels le fantasque Vladimir Jirinovski, mais aussi des idéologues fumeux comme le théoricien de l’eurasisme Alexandre Douguine, ont exercée sur de nombreux extrémistes européens dans les années 1990. Un pont était ainsi jeté qui facilita, sous Poutine, le rapprochement entre le Kremlin et ces mêmes acteurs européens. Aujourd’hui, démontre l’auteur, les partis d’extrême droite agissent en Europe, de fait, comme de véritables agents du Kremlin. Ils ont notamment créé de nombreuses organisations destinées à « protéger et aider les enfants du Donbass », diffusant au passage un discours où les séparatistes pro-russes apparaissent comme des héros tandis que les forces de Kiev, elles, sont présentées comme des « fascistes » qui tuent des enfants. Cette vision des choses est également martelée par de nombreux élus d’extrême droite au sein des institutions de l’UE et au Conseil de l’Europe, sans oublier les conférences organisées par Moscou en Russie.
On l’aura compris : sur le problème de la collusion entre l’extrême droite européenne et la Russie de Poutine, l’ouvrage d’Anton Shekhovtsov constitue une « clé » à nulle autre pareille.
First published in Politique internationale, No. 159 (printemps 2018), pp. 353-354.